Jaumelina Go a conçu un dispositif de journal philosophique, et Jérôme Panay a cherché ici à l'expérimenter au lycée Jules Verne de Cergy.
EN TOUT DEBUT D’ANNEE :
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Division
de chaque classe (3 Terminales S et 1 Terminale ES) en 8
groupes (de 3 ou 4 élèves) composés librement par affinités.
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Chaque
groupe se voit attribuer par tirage au sort une œuvre parmi les 8 proposées
dont voici la liste :
Hippias mineur,
Platon
Hippias majeur,
Platon (édition GF en commun avec l’Hippias
mineur notamment sous le titre de Premiers
dialogues)
Criton, Platon
Apologie de
Socrate, Platon (édition GF en commun avec le Criton)
Lettre à Ménécée
et Maximes, Epicure (GF)
Manuel d’Epictète (édition
GF avec les Pensées pour moi-même
de Marc-Aurèle)
Discours de la
servitude volontaire, La Boétie (GF)
L’existentialisme
est un humanisme, Sartre (Folio Essais)
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Il s’agit d’œuvres courtes,
relativement accessibles dès les premières lectures en autonomie – même pour le
Discours de la servitude volontaire
qui ne présente de difficulté que littérale mais dont le sens s’appréhende
plutôt bien par intuition, – et très peu onéreuses (entre 2 et 4 euros le
livre). En effet, même si ce point est lourd de présupposés et peut prêter le
flanc à des critiques féroces au nom de l’égalité à l’école, il me semble
crucial que l’objet de travail leur appartienne car l’appropriation d’une
pensée, à cet âge particulièrement, passe aussi par l’appropriation de l’œuvre
dans sa matérialité (cf la fierté nostalgique et amusée de retomber sur un
livre lu et annoté des années auparavant ou la satisfaction intense – quasi
érotique – d’avoir corné et maltraité son bouquin jusqu’à en avoir fait sa
chose.)
·
Etablissement
d’un planning de lecture : chacun doit se procurer individuellement le
livre et l’avoir lu pour la rentrée de la Toussaint afin de
« travailler » en groupe dessus, sans préciser encore la nature du
travail.
Je profite de ce moment pour leur
donner en même temps le planning de lecture pour l’œuvre destinée à l’épreuve
orale du second groupe (en l’occurrence cette année les Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant : Préface et
section 1 et 2 à lire pour la rentrée de janvier). Cela permet de faire le
distinguo entre ce qui relève d’impératifs immédiatement pragmatiques pour le
Bac et cet exercice, dans un premier temps, de lecture. Du reste, les élèves
doivent avoir avec eux à chaque séance leur livre afin de pouvoir y faire
référence à tout moment dans le cadre du cours (c’est un substitut au manuel,
qu’ils possèdent par ailleurs mais gardent chez eux).
ENTRE LA TOUSSAINT ET NOEL :
·
Dès la
première séance à la rentrée de Toussaint, pour les classes dont le niveau est
plus faible (deux sur quatre), rédaction individuelle, en classe et en une
heure, d’une synthèse de l’œuvre (thèse et enjeux).
Certains ont consacré l’heure à
commencer la lecture, sans rien rendre, mais au moins auront entamé le
processus… Pour les autres, cela leur aura permis un premier effort de recul
face au texte et cela m’aura permis également de cibler pour les séances
suivantes les carences de compréhension et les acquis permettant de
problématiser l’œuvre de quelque manière que ce soit. Ceci étant, cela aura
peut-être été sclérosant pour certains qui seront restés par la suite, dans le
travail d’écriture libre, rivés à des exigences de synthèse voire de résumé.
·
Organisation
de 2 séances de travail en groupe, à raison de 2 heures par classe (presque
toujours au CDI, dans la mesure du possible) espacées l’une de l’autre
d’environ 2 semaines.
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SEANCE 1 (2h)
Présentation
du travail à venir. Le but est que chaque groupe fournisse pour la rentrée de
janvier une production écrite sur support papier tel qu’elle puisse être
publiée dans un journal philosophique et qui rende compte de
l’œuvre et/ou de sa lecture. La production pourra être un écrit commun pour
le groupe comme un dossier articulant et mettant en page des productions
individuelles. Mention insistante sur le caractère non noté de l’exercice.
Immanquablement se posent immédiatement
des questions de forme : quoi faire ? comment ? Il s’agit en un
sens d’une expérience inoffensive du vertige problématique de la liberté. La
réaction adoptée est ici moins systématique que casuistique. Néanmoins, il m’a
semblé utile pour tous d’insister sur la liberté de forme et de ton en
proposant une liste de possibilités non exhaustive mais suffisamment longue et
variée pour les décomplexer. Ainsi, s’il reste possible d’écrire une
dissertation philosophique à partir de l’œuvre ou une explication de texte, il
est aussi possible d’écrire une critique en règle, le récit d’une expérience de
lecture (pénible ou enthousiaste), de faire un parallèle avec une quelconque
actualité, de faire une analyse comparée avec une œuvre (tableau, photographie,
œuvre littéraire, musique, ouvrage architectural, etc.), d’écrire sous la forme
d’un dialogue romancé, théâtral, en vers, en prose, d’écrire une fiction
romanesque, une nouvelle, un reportage, avec sérieux, avec humour, etc. Le tout
est d’ « écrire dans
l’impact » de la lecture : la lecture d’une œuvre génère
forcément un état nouveau or si j’écris quelque chose à partir de cet état
(fût-ce de la colère ou de l’ennui), je rends encore compte de la positivité et
de la puissance d’un texte.
Discussion
au sein du groupe et mise en commun des difficultés et des éléments compris.
Elaboration d’une compréhension plurielle.
Je navigue à ce moment-là entre les
groupes pour les aider à lancer la discussion entre eux. Peu d’aide apportée à
la compréhension en tant que telle de l’œuvre, un peu pour ceux qui travaillent
sur le Discours de la servitude
volontaire lorsque c’est la syntaxe de l’ancien français qui pose problème –
lorsqu’il s’agit d’un mot ou d’un concept, je les renvoie au dictionnaire ou
aux manuels de philosophie disponibles au CDI, mais on ne renvoie tout de même
pas un élève de Terminale S vers un précis grammatical de l’ancien
français !...
Pour les groupes qui ne parviennent pas
à prendre de hauteur par rapport au texte, je leur suggère de pointer dans
l’œuvre dix phrases ou courts passages qui les auraient particulièrement
intéressés ou heurtés. Ils se partagent alors la relecture du texte et mettent
en commun en cherchant à en discuter.
Consultation
des numéros de Philosophie Magazine disponibles au CDI.
Le but est d’abord qu’ils se
familiarisent avec l’outil et sachent qu’ils peuvent consulter cette ressource
au CDI. Ensuite, surtout, ils font par eux-mêmes le constat de la pluralité des
formes d’expression possibles, mais aussi de ce qui les attire et les intéresse
dans un journal philosophique (pédagogie par l’exemple).
Annonce
du travail à fournir pour la séance suivante : chacun individuellement
doit, à la maison, dans l’intervalle, faire une première proposition écrite
dont il fera part au groupe et qui servira de base de travail.
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SEANCE 2 (2h)
Poursuite
des étapes de travail de la séance précédente si besoin.
A ce stade, je réponds davantage aux
questions de fond sur l’œuvre car du fait des ébauches d’écriture, elles sont
désormais motivées par une finalité pratique : ce qui était une difficulté
technique de compréhension au départ est devenu désormais un problème puisque
cela leur résiste alors même qu’ils l’ont mis en perspective et qu’ils ont
besoin de s’en servir…
Mise
en commun des productions individuelles et prises de décisions éditoriales.
A ce stade, je me mets en retrait par
rapport aux groupes les plus avancés et me concentre sur ceux qui sont encore
restés bloqués à la stricte compréhension du texte et ne parviennent pas à
prendre de la hauteur. La plupart du temps, il s’agit de groupes où les élèves
n’ont lu qu’une fois le texte sans grande appétence. Très vite, en les poussant
dans leurs retranchements, on en arrive à « ça ne m’intéresse
pas ! » voire « on s’en fout ! » pour les plus
débridés… Dans ces cas-là, je leur suggère d’écrire pourquoi ce n’est pas
intéressant ou pourquoi on se fout de ce que dit l’auteur. Voilà qui réveille
l’intérêt chez un certain nombre d’entre eux ! On trouvera encore parfois
la trace de ce déclencheur dans certaines productions mais de manière
finalement moins assumée que ce que j’aurais pu penser (espérer) dans un
premier temps. A vrai dire, cela n’aura pas beaucoup amélioré la réflexion critique
et la prise de recul des élèves concernés par rapport au texte puisque souvent
les avis critiques en resteront au stade d’un jugement de goût peu motivé,
néanmoins, cela aura permis, pour la quasi intégralité d’entre eux, de les
remettre à la lecture du texte et à une analyse dans certains détails.
Recherche
d’illustrations et premiers travaux de mise en page sur les ordinateurs du CDI
pour certains groupes.
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A LA RENTREE DE
JANVIER :
·
Collecte
des travaux au cours de la première semaine.
Les quelques groupes qui
n’avaient pas fini le travail éditorial ont été exceptionnellement autorisés à
prendre une heure sur le cours de philosophie pour aller terminer le travail au
CDI sous la responsabilité de la collègue documentaliste. (3 groupes sur les 31
n’ont pas rendu à temps mais tous l’ont rendu finalement, parfois avec trois
semaines de retard, alors qu’ils savaient que cela n’était pas noté et que l’on
ne pouvait plus voter pour eux – la séance 3, dont le descriptif suit, étant
passée)
·
Organisation
d’une séance de confrontation éditoriale et critique des travaux.
SEANCE 3 (1h)
Chaque
groupe est mis en situation éditoriale : les élèves reçoivent les 4
dossiers sur l’œuvre qu’ils ont lue (le leur plus celui de leurs camarades des
autres classes) et doivent :
1)
voter
individuellement pour le dossier qui les aura le plus intéressé (à
l’exception du leur, bien entendu),
Les dossiers ne sont pas anonymes, ce
qui est un point problématique, même si les animosités ou affections
personnelles n’ont visiblement interféré que pour un seul groupe…
2)
écrire
une notice pour chaque dossier détaillant les qualités et les défauts de la production,
tant sur le fond que sur la forme.
Les critères sont inscrits au tableau
au fur et à mesure qu’ils apparaissent dans les discussions avec les groupes.
En définitive, à un près, ce sont toujours les mêmes qui ressortent :
originalité, syntaxe, orthographe, présentation, rapport avec le texte,
justesse des propos concernant l’œuvre, l’écrit donne-t-il envie d’être
lu ? donne-t-il envie de lire le livre (fût-ce pour un intérêt
critique) ? Le soupçon de plagiat fait de lui-même également son apparition
et est érigé rapidement, par les élèves eux-mêmes, comme un critère inflexible
de révocation du dossier – ceci dit, il n’y a eu jusqu’à lors aucun plagiat
avéré dans les écrits, malgré les suspicions.
*************
·
A la fin
d’une séance de cours traditionnel, chaque groupe reçoit ses trois notices critiques
qui, elles, en revanche, sont anonymes.
La réception se fait parfois avec
colère et véhémence car il n’est pas toujours facile de s’entendre dire que
tout n’est pas écrit en français quand on a produit le texte le plus correct
syntaxiquement des quatre… De même, les avis sont parfois contradictoires, ce
qui sème parfois le trouble. Par exemple, se sont vus à la fois louer et
reprocher qui leur brièveté, qui leur longueur ; cet émoi est justement
l’occasion de signaler très clairement et de manière tangible la non-validité
du critère de longueur, puisqu’il est éminemment subjectif et n’est, quand on
nous en fait le reproche, que l’expression d’un souci qui se joue ailleurs.
Je précise qu’à ce moment-là, je
n’ai encore fait aucun retour aux élèves quant à leur production et n’ai pas lu
les retours critiques (à l’exception des quelques ceux qui risquaient de
s’adonner à des attaques ad hominem
sous le couvert de l’anonymat).
A LA RENTREE DE
MARS :
·
Ma
collègue documentaliste et moi nous attelons également à faire le travail de
notice pour tous les dossiers ainsi qu’à voter, à raison de deux voix
chacun (nous constituons un cinquième groupe ; j’aurais aimé trouver deux
autres collègues afin que personne n’ait double voix…). A vrai dire, nos votes
n’auront fait éditer que deux textes qui n’avaient pas été retenus (après
hésitation et en constatant que cela représentait en définitive un pallier
assez net, le seuil d’édition a été placé à 6 voix, mais ce n’a pas valeur de
règle en soi, c’est une décision a
posteriori. Les notices sont
distribuées aux élèves à la rentrée avec donc un accent mis sur la
pertinence et la portée philosophique des productions ainsi que sur leurs
qualités de langue et d’édition.
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·
Toutes
les productions seront ensuite exposées au CDI à partir de mars sans exception
(exception aurait été faite pour les plagiats) et les travaux élus feront
l’objet pour la fin d’année d’une publication papier interne au lycée.
Jérôme Panay
Libellés : écrire, journal philosophique